Evaluation et nouveau management public, entretien avec Roland Gori, Professeur émérite de psychologie et de psychopathologie clinique à l’université Aix-Marseille
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Comment retrouver le cap ?
D.M. De quoi l’inflation évaluative imposée à l’institution scolaire depuis quelques années est-elle selon vous le nom ?
R.G. On nous fait croire que les évaluations seraient aujourd’hui une innovation en rupture avec ce que nous avons connu antérieurement. C’est à la fois vrai… et faux !
C’est vrai, parce que jamais autant qu’aujourd’hui, les enfants, les enseignants, l’ensemble des travailleurs et des citoyens n’ont été soumis à des formes sociales d’évaluation qui consistent à leur prescrire l’injonction à transformer tout ce qu’ils font en données quantitatives, comme si la qualité était une propriété émergeante de la quantité. De plus ces évaluations procèdent d’une surveillance continue, normalisée, randomisée qui nous place sur les “autoroutes de servitudes” (Deleuze) ou les individus sont contrôlés en permanence. Ce phénomène marque un changement de paradigme et le passage d’une société disciplinaire (Foucault) au sein desquelles les comportements étaient inculqués en des lieux, des institutions et de moments clairement identifiés, à une société disciplinaire déterritorialisée où chacun est en permanence surveillé, corrigé, normalisé.
Le cas du Baccalauréat : aujourd’hui il ne libère plus, il n’est plus émancipateur. Le Bac ne marque plus le passage vers l’enseignement supérieur. Le contrôle continu, pratiqué comme il l’est aujourd’hui, installe une surveillance permanente des élèves et des professeurs. Le remplacement des notes d’examen par des moyennes obtenues tout au long de l’année entraine des effets pervers. L’hétérogénéité des pratiques évaluatives des enseignants dans le contexte propre à chaque établissement encourage les élèves à adopter des « stratégies payantes » qui modifient profondément la relation pédagogique et la signification de la note obtenue à l’examen.
Il s’agit pour l’élève d’adopter des habitus lui garantissant d’être le bon joueur du jeu social. L’élève et/ou sa famille choisiront par exemple de contourner la sectorisation des établissements pour s’assurer de meilleurs résultats.
Le ministère se garantit ainsi une forme de main mise managériale sur les enseignants et les établissements par la remontée de données considérables qui lui assurent contrôle et guidage. Pour compléter le dispositif, le ministre Blanquer s’est assuré le contrôle de l’administration centrale par le recrutement fonctionnel de l’encadrement supérieurs du ministère, l’ouvrant même à des personnels n’ayant enseigné pas ou issus du monde de l’entreprise privée.
Jamais donc n’avait été osée une telle intrusion dans la relation pédagogique, dans le parcours d’acquisition des savoirs. Jamais il n’avait été osé de rendre visible de manière numérique les comportements individuels et collectifs dans les écoles et les établissements. Jamais n’avait été rendu possible le projet de leur contrôle et de leur normalisation massive.
Ces modes de contrôle propres au néolibéralisme autoritaire installent un quadrillage des conduites pour mieux pouvoir les soumettre. Cette stratégie des “nudges” conduit les individus à avoir l’impression de choisir librement leur manière de travailler, d’agir, de vivre selon les principes cardinaux du néolibéralisme que sont la concurrence et la libre auto exploitation d’eux-mêmes. Les structures sociales leur dictent des comportements qui font écho à l’évolutionnisme moral de Spencer qui pose le principe de sélection naturelle comme vecteur de progrès, incitant à la normalisation et à laisser sur le bord de la route tout individu “dysfonctionnant”.
Cette idéologie s’étend à tous les aspects et tous les moments de la vie. Jusque dans les crèches où par exemple, les comportements des enfants sont désormais scrutés. L’autonomie et la pugnacité sont évaluées afin de détecter d’éventuelles “anomalies” par rapport aux normes prescrites.
C’est faux puisque le traitement de la valeur qui a cours actuellement est radicalement différent de celui en vigueur auparavant.
Dans tous les domaines de la vie, dans les pratiques professionnelles, institutionnelles existaient des pratiques évaluatives qui prenaient place dans un espace propre à la démocratie, celui de la parole, celui du récit, celui du débat contradictoire.
A l’université, les instances de discussions établissant la qualité des articles ont par exemple été remplacées par des instances au cours desquelles la lecture des articles n’est plus requise puisque seules sont prises en compte des indicateurs numériques comme le nombre de citations. L’évaluation par la parole a donc été remplacée par une régulation formelle se traduisant par l’examen d’une conformité reposant sur des masses de données chiffrées (ou encore le rationalisme formel de Weber).
D.M. Nous constatons ce phénomène dans tous les cycles de l’institution scolaire. Les espaces de dialogue sont réduits à peau de chagrin. Les chiffres mis en avant n’ont que très rarement de véritable valeur, leur utilisation statistiques est très souvent baroque, pour ne pas dire complètement erronée.
R.G. Oui, vous avez raison, cela me rappelle une citation de l’économiste Sauvy qui aimait à rappeler que “les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force d’être torturés, finissent par avouer ce qu’on veut leur faire dire”. L’évaluation en système néolibéral peut ainsi très clairement être analysée comme un système de prestidigitation.
Des professeurs d’université, dans le cadre de “l’appel des appels”, mathématiciens, statisticiens, informaticiens se sont penchés sérieusement sur l’usage des chiffres dans les institutions publiques. Ils ont été ahuris de l’utilisation qui en est faite, sans aucune maîtrise de leur traitement et de leur interprétation.
Même les économistes sont revenus de telles pratiques, prenant au sérieux la loi de Goodhart qui affirme que lorsqu’une mesure devient une cible, celle-ci cesse d’être une bonne mesure.
Par exemple, à l’hôpital, des enquêtes ont révélé que les services qui luttaient le mieux contre des maladies nosocomiales étaient ceux qui utilisaient de grandes quantités de solution hydroalcoolique. Si vous faites de cette quantité de solution un indicateur, sans tenir compte des pratiques, vous obtenez des usages sans aucun rapport avec l’utilité du produit. Certains services ses sont retrouvés très bien évalués pour leurs importantes commandes de solution hydroalcoolique qui dormaient dans des réserves, sans que les maladies nosocomiales ne reculent.
Dans le domaine des évaluations scolaires, tout ce qui est mis en place à l’heure actuelle modifie ce que les enquêtes préliminaires avaient mesuré comme effets d‘apprentissages. La photographie de ces effets devient la cible en quelque sorte et cela pervertit la relation de l’enfant ou de l’étudiant avec le savoir, avec l’enseignant et cela modifie la relation du pédagogue à son métier.
Être un bon pédagogue, ce n’est plus susciter le goût du savoir et de l’apprentissage chez les élèves mais c’est leur laisser croire que ce qui compte c’est obtenir les meilleurs scores, le maximum de mentions.
D.M. Nous constatons cela fréquemment. Il devient très compliqué de parler de ces aspects de la pratique enseignante avec notre hiérarchie ou l’inspection générale qui les connait mal et ne jure que par les chiffres des résultats des élèves aux évaluations nationales.
RG. Il faut lutter contre ce phénomène qui se généralise à tous les champs professionnels. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai créé « l’appel des appels » il y a 15 ans afin de lutter contre ce que Debord nomme la cybernétisation totalitaire de la société dans son ensemble.
C’est dans ce contexte que les nouvelles ethnologies jouent le rôle d’amplificateur de ces fabriques de servitudes et ces dispositifs de soumission sociale librement consentie.
La levée de bouclier contre la dématérialisation des copies lors de la correction des examens et concours est à ce titre révélatrice. Michel Bouton explique très clairement que le numérique n’est pas la question, mais que le dispositif revient à traiter les enseignants comme des machines. Il montre que le système d’automatisation à l’œuvre dans de nombreux champs tend à transformer les actes professionnels en actes intégrés dans une chaîne automatique de production d’unités : unités de compétences, unités de soins, … Il est ainsi appris aux travailleurs, un peu à la manière des temps modernes de Chaplin, à accomplir le même geste décidé par d’autres qu’eux, c’est-à-dire par des experts.
Dans le domaine de l’éducation, le ministre Blanquer et Stanislas Dehaene ont essayé de faire croire que les inégalités sociales sont le résultat d’inégalités scolaires elles-mêmes dues au mauvais apprentissage par les professeurs des méthodes des neurosciences. On mutile par ce procédé le goût d’enseigner et le goût d’apprendre, ce n’est donc pas étonnant que tant de postes aux concours restent disponibles.
Il s’agit en conséquence aujourd’hui pour s’en sortir, élève comme enseignant ou cadre, de tricher, de se contenter de la communication. Ainsi les conformistes s’en sortiront sans rien inventer mais ne transmettrons absolument pas le goût d’apprendre aux élèves et aux étudiants. Ils se contenteront de produire des formes qui ont été décidées par d’autres qu’eux. Les imposteurs quant à eux, qui sont eux des éponges des valeurs de leur environnement et des caméléons, savent faire ce qu’il faut à la manière de Tartuffe pour obtenir du crédit.
Du coté des élèves comme des enseignants, cette situation pose problème. Dans mon ouvrage La fabrique des imposteurs (2013), j’évoque la situation d’un chercheur qui, pour gagner du temps et grimper dans le palmarès des publications scientifiques établi sur des chiffres, se faisait passer à lui-même ses enquêtes sociales. Lorsqu’il fut démasqué, il avoua avoir “trop pris goût au système”. C’est bien le risque que l’on prend avec nos élèves mais aussi avec les enseignants et l’encadrement si l’on ne prend pas garde aux modalités de leur évaluation. Le désir de faire valoir et de se faire valoir est promu au dépend de l’installation du désir d’apprendre ou de faire apprendre.
Nous assistons je pense à un phénomène de basculement généralisé qui altère les finalités des métiers de l’enseignement. Il apparait plus que jamais nécessaire de résister à la croyance de la possibilité du pilotage d’un gouvernement par les chiffres. Il est urgent de rouvrir les espaces de dialogues utiles à la confrontation des idées qui garantissent le caractère démocratique de notre société.
DM. Réinstaurer le dialogue et le récit sont les pistes prioritaires que vous avancez pour inverser le mouvement. Voyez-vous d’autres moyens complémentaires ?
RG. Il est très important de rappeler que les professionnels portent une puissance de valeur très importante. Ce sont bien eux qui produisent et non les experts divers et variés. Si les soignants ne soignent pas, les hôpitaux ne tournent pas, si les enseignants n’enseignent pas, les écoles, lycées et universités ne tournent pas, idem pour les journalistes et les salles de rédaction… C’est donc là que l’effort doit peser selon moi.
Il est important que les syndicats défendent les conditions de travail, mais ils ont très majoritairement lâché la proie pour l’ombre en tant que la substantifique moelle de nos métiers, et dans lesquels nous pouvons nous réaliser, ce sont les conditions sociales, subjectives et symboliques d’accomplissement de nos actes professionnels.
La défense des conditions de réalisation de nos actes professionnels devrait être un axe majeur de l’action syndicale. Il faut exiger du temps. Il faut exiger des temps morts.
Il faut exiger du temps libre, du temps d’échange, du temps disponible pour les collectifs professionnels. Il faut réhabiliter la valeur du récit, du témoignage, bref du temps pour une analyse qualitative.
Il est essentiel de refuser toute analyse quantitative qui n’est pas accompagnée d’un dialogue permettant une analyse qualitative.
C’est l’avenir de notre humanité qui se trouve là questionnée. La créativité joue cet égard un rôle majeur. Patrick Chamoiseau identifie à ce propos que les mouvements de résistance des esclaves fondés par la créativité ont été les plus déterminants car cette créativité passant par le chant, la danse, la parole, la culture, est toujours une réhumanisation.
L’enseignement des mathématiques, de la chimie, de la physique est important. Mais il faut aussi de l’histoire, de la philosophie, de la poésie, de la littérature, de la culture générale. Il faut en quelque sorte veiller à la biodiversité des savoirs et des pratiques pédagogiques sans laquelle nous aboutirons à l’extinction des espèces et en particulier de l’espèce humaine et de la sous-espèce que sont les écoliers, les lycéens, les étudiants et les enseignants.
J’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de “casser les chiffres” mais de considérer que les chiffres sont là pour nous faire parler et non pour nous faire taire. Or aujourd’hui les chiffres sont là pour nous faire taire car ils participent à de nouvelles formes sociales de l’évaluation qui sont de nouvelles formes de servitudes.
D.M. Quel serait selon vous le point de départ de ce mouvement de fond ?
RG. La conférence de Lisbonne (2000) qui a envisagé faire de l’Europe “l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde” a été à cet égard le point de départ d’un capitalisme du savoir qui progressivement a transformé nos actes professionnels en produits standardisés.
Il faut revoir le film formidable L’école buissonnière (Le Chanois, 1949) qui rend compte de l’approche Freinet pour constater le contrepoint par rapport aux difficultés dans lesquelles nous placent les équipes ministérielles depuis 2017 notamment.
Les incitations à des pratiques pédagogiques normées, via des prescriptions formelles (des protocoles d’évaluation, des guides), témoignent du développement de cette idéologie. L’accent mis sur la fluence est à cet égard très parlant. Comme si l’entrainement à la reconnaissance formelle rapide de correspondances graphophonologiques avait un rapport avec les stratégies de compréhension. Il y a un lien, c’est évident, pour comprendre, mieux vaut maitriser le code, mais il s’agit bien d’entrainements systématiques à la reconnaissance de la syntaxe du message et non de son contenu et encore moins d’une incitation à en parler et à le critiquer.
Le ministre Blanquer mais aussi l’institut Montaigne font la promotion d’une naturalisation des fonctionnements psychiques et sociaux de l’humain aboutissant à une sorte de neuro-cognition faisant de l’individu une machine computationnelle.
Il suffirait d’améliorer les compétences computationnelles pour obtenir des gens compétents, concurrents, servant une économie nationale.
Je pense que cette violence antidémocratique nous emmène dans le mur parce qu’elle produit d’autres formes de violences. Celles que nous connaissons aujourd’hui (début juillet 2023) n’est pas sans rapport avec ce que nous subissons. En effet Foucault nous rappelle que si nous voulons connaître la vraie nature d’un pouvoir, il faut analyser les formes qui y résistent et selon moi, depuis quelques années les formes qui résistent ne sont plus vraiment démocratiques.
Changer les pratiques d’évaluation permettra de changer les pratiques sociales et vice versa.
D.M. Pour cela, encore faut-il disposer d’une forme de pouvoir d’agir reposant sur la possibilité d’une expression libre que permet le statut général de la fonction publique. Or en ce moment le ministère travaille à la redéfinition des missions des corps d’inspection, souhaitant faire de nous de simples « courroie de transmission des politiques ministérielles » effaçant ainsi notre rôle de conseil des autorités départementales, académiques et ministérielles (page 21).
RG. C’est extrêmement grave. C’est une dévalorisation de votre fonction, c’est une destitution de votre parole et cela va avoir des conséquences sur les décisions politiques. Par exemple un impact sur la formation et les conseils pédagogiques aux jeunes enseignants. Tout jeune enseignant devrait être accompagné, au sens de bénéficier d’un compagnonnage auprès de pairs chevronnés et non se voir dicter sa pratique par des neuroscientifiques qui n’ont jamais mis les pieds dans une salle de classe. Si votre parole n’est plus libre, c’est le dialogue au sein de l’institution qui disparait.
Il me semble en conséquence crucial de rappeler que si l’on ne permet pas à n’importe quel professionnel, ceci valant éminemment pour les corps d’inspection, de se réapproprier la démocratie confisquée par la technocratie, c’est son statut de citoyen qu’il perd !
Le SNCI-FO revendique un moratoire sur les évaluations et l’ouverture de discussions synonymes d’une pleine reconnaissance de l’expertise des corps d’inspection.